Le corps de la ville, un texte de Béatrice Huret
Ce corps sale, puant, brutal
J’ai eu la très grande chance d’assister à La Havane, à l’élaboration, dans la Calle della Obrapia, de la pièce du même nom. Deux trottoirs et deux façades opposés et la ruelle : une coupe chirurgicale de tissu urbain, ici à Cuba, là à Varsovie, Gênes, Beyrouth, Séville ou ailleurs encore… une anatomie de notre quotidien citoyen disséquée sous la lentille de la danse. Des petits postes de radio aux antennes hérissées crânement, qui diffusent la “voix” locale, les jeux et les accidents des corps qui se confrontent au corps de la cité. Marcher sur les murs comme pour en rabattre le plan, le franchir, caracoler sur les arêtes vives des trottoirs, s’enlacer, se pousser, se retenir, se perdre et se retrouver au beau milieu du bitume comme dans un champ de fleurs. Les danseuses et les danseurs d’ex nihilo n’ont pas peur de ce corps sale, puant, brutal, qu’est la rue, cette rue qui tantôt nous accueille, nous repousse, nous violente, nous invite, mais toujours nous met en contact les uns avec les autres.
L’urbanisme a une histoire millénaire et pourtant la question de l’appropriation de l’espace urbain est toujours d’actualité. Quel sens a ce banc sur lequel on ne peut plus se coucher comme autrefois pendant quelques minutes, sous le soleil, pour faire une pause, avant de retourner dans l’amphithéâtre de la faculté pour apprendre à devenir un notable ? Quel sens a ce banc qui s’interdit au corps sale, puant, brutal du clochard qui a contribué à réformer le mobilier urbain pour lui en interdire l’accès ! Quelle place l’individu peut-il et sait-il encore s’accorder dans ses relations au corps de la cité ? Interdiction de stationner. Interdiction. Interdiction. Interdire – défendre, se défendre, se protéger. Le corps social, le corps urbain définis comme dangereux et liberticides. Ex nihilo interroge le danger, la peur du danger, son dépassement, en chacun de nous et collectivement. Ex nihilo interroge le statut de l’homme urbain dans sa capacité ou son incapacité à être sujet-acteur de la citoyenneté ou objet-victime.
La danse, dans Calle Obrapia, a l’heur de braver l’interdit, de cesser de se défendre, de s’aventurer à se moins protéger, d’oser. Oser vivre la rue dans sa fonction physiologique de communication, tout en intégrant le langage architectural et urbanistique. Dans Passants le langage s’enrichit encore de celui des vivants. La danse suscite, recueille les mots, les dires de ceux que l’on appelle “les gens”, collectionne les traces, les témoignages des passages et restitue cela qui autrement reste dans le non-vu, non-dit, pour le partager entre tous.
Elles et ils sont là à interroger de leurs corps l’espace de la cité, l’impact que cette grande machinerie a sur eux-mêmes et sur nous tous : passagers de première classe ou de seconde, passagers clandestins ? inclus, exclus ? connus, inconnus ? Et de leurs corps, elles et ils re-dessinent les contacts et les ruptures, re-dimensionnent l’espace architectural, accumulent les matières graphiques, sonores, objets…
Il y a dans votre démarche une filiation avec celle de Marcel Duchamp : pour lui, très vite la peinture s’éloigne de la problématique spatiale et s’attache à la décomposition du mouvement (“la roue de bicyclette”). Puis il revendique dans l’art, la “pure indifférence visuelle” comme dans “le porte-bouteilles” qu’il définit comme “objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste”. Le travail de la compagnie ex nihilo dans la ville c’est le porte-bouteilles de Duchamp : l’objet rue élevé à la dignité de scène, ; “la pure indifférence visuelle” qui sert à renvoyer le spectateur à l’autonomie, à la liberté de voir, de ressentir, de jouir. Détourner la danse de sa problématique gestuelle pour lui faire “traverser” le monde en mouvement.
Calle Obrapia, Passants, Trajets de vie, Trajets de ville, sont autant de “traversées” de l’espace contemporain, embarquant sans hiérarchisation matériaux humains et sociétaux pour en révéler toute une archéologie de l’immédiat, éthique mais non moralisatrice. Ces traversées exhument toute la poésie enfouie dans les traces, les déchets, les rebus, les rencontres, les imprévus, la découverte : “archéologie poétique” du vivant. Pour finir, comment ne pas parler de Loin de là que j’ai eu la chance de voir pour la première fois (enfin !) sur la plage du Prophète à Marseille. Un moment de pure poésie où le septième danseur est le paysage marin, la matière de l’eau et du sable, du soleil couchant et du vent. Une sorte de matrice primitive qui accouche de la communauté humaine, minuscules humains, humanité majuscule. Continuez à nous faire danser !
Béatrice Huret, octobre 2007
Béatrice Huret, architecte, est aujourd’hui docteur en médecine chinoise.