Le Projet Passants
« Belsunce n’est pas le thème de votre projet mais le lieu où vous avez dansé, le lieu que vous avez montré, cadré par votre danse. Belsunce devient le théâtre de gestes quotidiens pas seulement par la danse mais par votre présence anonyme, lisible dans la marche des passants comme danse inconsciente, comme danse qui ne se sait pas danse, spontanée, libre, danse de tous les gens, des béquilles, des enfants, des femmes, des jeunes, des regards et des corps multipliés dans un quartier où la rue est animée d’une énergie qu’on ne retrouve pas dans d’autres quartiers ».
Paul-Emmanuel Odin, artiste et membre du collectif de La Compagnie.
Nous avons vécu un voyage de 6 mois dans le quartier Belsunce à Marseille, notre ville, accueillis par un atelier d’artistes dédié à l’art contemporain : la Compagnie. Nous sommes intervenus durant toute cette période quotidiennement, dansant dans les rues, variant les horaires, du petit matin à la nuit tombée. Notre désir n’était pas de convier un large public ni de proposer une forme spectaculaire, nous voulions nous « trouver » parmi les passants, dans leur rythme, le rythme du quartier. Le témoin privilégié de ces moments était une caméra discrète mais à l’affût. Ces rendez-vous dansés – il y en eut une cinquantaine – étaient annoncés le jour même sur la porte de la Compagnie et indiqués sur un plan du quartier. Pour le programme de la semaine, il fallait interroger une hotmail qui donnait les lieux et les horaires des performances, mais aussi les heures de training (des trainings ouverts se déroulaient le matin), les prochaines séances vidéo, les propositions d’autres artistes que nous invitions, une programmation tenue pendant les 6 mois de cette recherche.
Pour raconter, montrer au plus grand nombre, et restituer les matériaux de danse trouvés dans les rues de Belsunce, nous avons également proposé 3 rendez-vous dansés à la Compagnie même. Nous avons cherché à proposer pour chacun d’entr’eux une expérience différente, tentant de remettre en jeu un même lieu de représentation et ce que nous y faisions. Ces rendez-vous, de 3h ou 4h, ont été des mises en espaces de danses, de projections vidéos et super 8, de sons, de paroles enregistrées et notées, réactions jetées des passants ou longues conversations… les traces de notre présence en extérieur. Un passage à l’intérieur, pour inviter le spectateur à la concentration – dans l’espace public, le geste artistique n’est pas « indexé » comme tel, l’attention est si distraite ! – et qui nous permettait d’approfondir ce qui nous cherchions/trouvions dans les rues…
Cette résidence à la Compagnie nous a permis de réinterroger notre danse, comme notre rapport aux espaces publics et aux espaces « protégés » de représentation : la rue ou le théâtre, comme deux lieux de l’art, très simplement. Danser et chercher, pour l’un et pour l’autre, désir continué de tracer des chemins qui vont de l’un à l’autre… L’expérience s’est poursuivie dans les rues de Regla, à La Havane, à Beyrouth et à Varsovie, dans le quartier Praga.
Le processus de Belsunce nous a ainsi menés à deux spectacles, explorant les mêmes thèmes, mais dont la présentation et le rapport au public sont différents : une pièce courte en extérieur créée à la Havane pour le Festival de danse urbaine, c’est Calle Obrapia #4, offerte dans une rue passante à nouveau et une pièce-dispositif en intérieur – c’est Passants, où le public est « intégré » à l’espace de jeu, avec projections de vidéos, de films, bande son et musique live. Passants témoigne de ces longues périodes dansées dans les rues, dit ces rencontres, ces histoires d’hommes et de femmes. Nous avons affirmé une danse concrète, charnelle, physique, engagée, à l’exact opposé de l’aseptisation des corps et des relations sociales quotidiennes. Passants a été créé au cours d’une résidence au 3bisf, espace d’art contemporain intégré à l’Hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, lieu atypique où la création est toujours en contact avec les patients.
Jean-Antoine Bigot